Le malentendu
05/03/2019
L’œuvre de Didier Marcel est une icône. C’est une icône de la distance, de celle que nous avons instauré au fil du temps avec la terre.
Dans chacune des « gênes » de l’œuvre SANS TITRE (LABOURS), 2006 transpire un grand malentendu entre l’humain et les éléments naturels. Derrière le rendu esthétique d’une parcelle de terre labourée, se trouve une prouesse en matériaux composites, une verticalité de tableau dans un white cube, décidément humains. Où réside le lien à la terre? La terre n’est ici que singée dans son apparence, d’être travaillée par le labour. Dans cette œuvre, ni l’odeur, ni le toucher, ni le format, ni l’aspect cadré ne nous lie à la terre. C’est un leurre visuel.
C’est un leurre visuel de terre labourée, la terre qui a reçu l’intrusion de l’homme, retournée, malaxée dans ses couches successives. Aujourd’hui le labour est mis en cause par certains agriculteurs, car un labour profond dénude la terre de ses vers de terre, de son écosystème propre. Tout est décidément spécifique à l’espèce humaine dans l’œuvre de Didier Marcel, de cet humain hors-sol sans lien pour le rattraper à ses conditions d’existence simple. L’œuvre constitue un vestige du monde agricole enfermé dans la technique et pour l’épure. C’est un emblème dans un espace muséal. Rien ne respire, tout est complexe. L’art est là pour engendrer une conversation subtile et raffinée, pleine de décryptages en millefeuille, d’humain occidental à humain occidental. Une pièce d’art a les traits d’un sanctuaire dédié à la terre en labour, à des latitudes et des hauteurs qui ne la concerne plus. Une œuvre tout entièrement est ici signe d’un dialogue intra-espèce.
Quel serait le contrepied d’une telle démarche, remarquable malgré tout ce que j’en ai dit plus haut, de part la concentration de signifiants et d’interprétations, du pouvoir d’incarnation qu’elle recèle?
D’abord, descendre les étages de l’immeuble dans lequel l’œuvre de Didier Marcel est accrochée. De toute œuvre, retirer cette matière factice, -oxymore s’il en est un-, enlever cette matière des labos, celle qui se trouve trop loin d’une portée de main. Puis se défaire de la primauté du voir pour le combiner avec le toucher, l’odorat, le rugueux et le sensible. Partir en forêt ou quelque part éloigné des champs labourés pour retrouver la diversité des fibres, des glaises. Redécouvrir la marée des ocres, celles des terres, refaire front avec des nuances. Retrouver l’espace-air et sa couche, celle dans laquelle on s’enveloppe de feutre, de lin, de terre cuite ou sèche. Renvoyer la géométrie à ses livres, faire descendre les idées par nos veines, les faire vivre quelques temps encastrées dans des cellules de peau puis se rendre compte que rien n’est pur, tout est assemblage. Alors la laine se courbe pour accueillir des feuillages et des lames de terre. Des bribes de piques et de poils s’encastrent dans la terre cuite pour faire front comme sur le dos d’un animal. Le nœud et le nid s’épousent. La terre se perfore de petits trous pour combiner son bol d’être à une couverture tressée. Partout une tige promet une suite à la forme qui la vue naître. Nous sommes au cœur des sculptures et des livres d’Adeline Contreras. Elle pense au livre de l’insecte et à la tanière de la fouine, ses matériaux construisent ensemble des symphonies de chaud et de froid, des surfaces auxquelles répondent racines et crins.
Alors grâce à Adeline Contreras les vers de terre qui ont depuis longtemps englouti Thoreau peuvent se réjouir. L’humain parfois brûle les clôtures pour faire pousser les forêts. L’époque contemporaine a des poètes qui répondent à cette citation :
« Serait un poète celui qui pourrait enrôler vents et rivières à son service afin qu’ils parlent pour lui ».
C’est le monde qui parle, l’humain se tait, il co-crée. Le malentendu, espérons-le, n’aura duré qu’un temps, et laissera place à une respiration manifeste des tensions de la terre, de ses potentiels, de son expression.