la forêt

07/09/2017

Nous sommes bien pauvres pour parler de la forêt aux côtés de nombreux peuples amis et résidents millénaires des forêts, ni occidentaux encore moins naturalistes au sens où Philippe Descola l’entend dans par delà nature et culture. Nous pouvons questionner notre regard, se demander comment circonscrire/décrire/donner à voir en mot, en image « la »forêt, et ses innombrables variations d’écosystèmes.

Cette question amène celle de l’axe d’approche, de l’intérêt que porte une vision, une création sur son sujet. J’offre deux exemples dont le premier est celui de l’œil dit « de l’insecte », comme le décrit Hugh Raffles dans Insepctopedia à propos d’un Japonais collectionneur d’insectes :

« […] il voit toute chose dans la nature d’un point de vue d’insecte. Chaque arbre est un monde en soi, chaque feuille est différente. Les insectes lui ont appris que les substantifs génériques comme insectes, arbres, feuilles et surtout nature détruisent notre sensibilité au détail. Ils nous rendent violents tant conceptuellement que physiquement. « Oh un insecte » disons-nous, ne voyant que la catégorie, et non l’être en lui-même. »

Cette attention au détail, l’artiste Yannick Demmerle la met en acte dans ses prises de vue. La moindre épine de pin est présente aussi précise et nette que toutes les autres formes. Chaque vue photographiée fait ressortir l’ensemble des constituants d’un lieu, parfois le ciel et l’eau sont invités dans le cadre mais jamais une forme de vie autre que végétale n’est présente. La forêt, malgré la méticulosité avec laquelle elle est décrite, brille par ces absents. Le vent et les animaux ont subis une extraction des écosystèmes photographiés, le hors-champ aussi. Les photographies de Yannick Demmerle sont des fenêtres sur des portions de forêts, à l’image de la « fenêtre sur corps » que pose un chirurgien sur une zone du patient en salle d’opération. La matérialité du contexte sylvestre est à son comble, toutes les formes sont posées en un cadre qui les révèlent avec un même grain, un même degré d’intensité.

Dire et voir la forêt comme on le ferait d’un ami, voilà une démarche toute autre. Celle d’Emily Carr qui construisit, au fur à mesure des années, son habitation et sa vie au cœur d’une forêt. Elle s’émerveille d’une nouvelle teinte du ciel, de la cambrure d’un arbre, elle fait ressortir les particularités que scanne son œil. Elle converse, jamais elle ne cartographie et on a le sentiment, en regardant ses toiles que la forêt est un tout autour et avec elle. Il semblerait que la Canadienne ait choisi de voir en la forêt et en chacun de ses composant, un agent pensant et par extension, conversant, se reliant.

«  la vie est intrinsèquement sémiotique. [|…]ce que nous partageons avec les créatures vivantes non humaines, ainsi, n’est pas la corporéité [embodiment] comme certaines approches noménologiques le défendraient, mais le fait que nous vivions tous avec et à travers des signes. […] Cette attention prend sa source dans le fait que les fourmis, les conures, les locariidés et, en fait, toutes les autres formes de vie qui composent la forêt équatoriales sont des sois  […] ce sont des sois, en résumé, qui ont un point de vue. C’est ce qui les rend animés, et cette animation enchante le monde.»
Eduardo Kohn Comment pensent les forêts ed. Zones sensibles

Une ambivalence de regards entre ces deux artistes au sujet similaire montre que là où l’un évince pour offrir texture au corps forestier, l’autre entre dans le rhizome, au sens deleuzien du terme, des « sois » de la forêt. Les anthropologues contemporains sont en train d’ offrir une place au non-humain dans leur discipline, de créer, comme le nomme Edouardo Kohn, une anthropologie au-delà de l’humain. Sa réflexion prend racine dans la forêt amazonienne avec le peuple Runa. Il serait tout à fait intéressant que les plasticiens se saisissent d’une telle aventure, créent également, en leur discipline, un art au-delà de l’humain.