Itinérances 1 : l’atelier de Proserpine

07/11/2016

Il est, dans ma tête, des ateliers partagés. Dans chacun de ces ateliers, se regroupent des artistes éloignés par l’histoire et la géographie. J’aime à faire ressurgir entre leurs pratiques des fils rouges, des forces parallèles, des quêtes similaires. Ainsi, je poursuis ce mois-ci un inventaire débuté avec « Ateliers partagés » ( cf TK 21 n°57). Des personnalités emblématiques m’aident à penser un univers ou une atmosphère à chaque atelier. Aujourd’hui je vous propose de nous inspirer de Proserpine et de nous laisser embarquer dans un voyage de corrélations à partir de son histoire.

Atelier de Proserpine

Proserpine, se fraye un chemin de chez Pluton jusqu’au domaine de Cérès au printemps, et arpente ce même chemin dans l’autre sens à l’automne. Plus qu’à n’importe quelle forme de voyage, son périple ressemble à une extraction, puis à un repli souterrain à l’automne. Pas de liberté de trajectoire dans cette itinérance. Il règne en cet atelier une force tellurique par laquelle cette voyageuse se défait non sans peine des jauges de Pluton pour arriver au sol. Au moment où elle réussit à dépasser les strates du sol, au moment de sa frêle immersion à l’air, telle une fine pousse, à peine visible, à cet instant, elle a déjà tout donné de sa personne. Une forme de paroxysme est atteinte, un épuisement.

Ainsi, faisons l’hypothèse d’un atelier régi par cet emblème. Nan Goldin en cela puise dans les tréfonds quotidiens des humains qui s’aiment, se déchirent seuls, à deux, ou en groupe. Ces humains nous donnent le plus clair d’eux-mêmes à travers l’objectif. Leur être est aussi brut qu’inconditionné. Un arrêt sur image comme un arrêt complet et entier sur leur vie. Ils sont tous des Proserpine en puissance, s’extirpant par tous les moyens d’un marasme parfois glauque, cruel, accaparant.

Il y a comme un parjure du ciel en purs soubresauts terrestres. Il règne un protocole d’extraction de la matière brute pour en épurer l’onde interne. En cet atelier, où l’on imagine trouver Nan Goldin, d’autres artistes se saisissent de l’expérience de Proserpine comme d’une lutte pour se dessiner un chemin de la matière au corps, de la masse au cri. Ces artistes, comme Nan Goldin, sont des extracteurs de diamants. Ils trouvent, sculptent en facettes et poncent, pour que la matière ( l’humain, la glaise ou l’invisible) se donne à voir dans sa beauté, sa dynamique intrinsèque.

Le Laocoon ferait le pendant, le revers aux photographies de Nan Godin. Dans cette sculpture la seconde après le paroxysme est figurée, le retour à la masse informe est amorcé, la descente vers les abysses s’entame. Laocoon ne peut pas gagner, il le sait et déploie une énergie qui ressemble à celle de l’automne, à celle de Proserpine qui entame son retour chez Pluton, ce chemin retour tracé, comme une débâcle, du précieux vers le brut.

Un doigt de pied trop écarté ne touche plus terre

Il est attaché à un corps qui se débat

Le genou exclame une torsion générale

Vers lui les lignes se cassent et les muscles se tendent

Les mèches de barbe sont autant de larmes qui coulent

Les sourcils en arrêtes montagneuses cherchent désespérément leur cime

Le sinueux prend le dessus

La force s’incline

Le ciel est imploré, la terre un calvaire

Oui, il bombe le torse et creuse les reins

Bascule la tête

Le désespoir comme de vains muscles

C’est le corps qui prend l’âme

Qui s’entortille avant de sombrer

On érige ton sort qu’on ne veut perdre pour mémoire, pour pédagogie

Tu es l’idée de défiance aux traits de douleur

C’est à toi que l’on parle

Toi qui ne peux te plaindre qu’au visiteur

Tes mains se crispent

Tu vas choir

Tes courbes parlent à mon calme

Tes liens à mes amitiés

En l’atelier de Proserpine, on ne traite pas qu’avec l’humain comme matière. Il y a aussi le vent et la glaise. Sous les mains de Nathalie Jover, la terre soumise à un tel protocole se déchausse d’une condition amorphe. Elle se révèle en une danse avec la pesanteur, fluide et délicate, avant de retoucher le sol. La glaise, l’artiste lui donne son possible pour lui conférer un territoire. Elle l’écoute avant de la laisser repartir en son logis, c’est-à-dire avant que l’onde ne s’éteigne en masse.

Quant à Géraldine Trubert, c’est au vent qu’elle se voue. Elle lui confère nuance et grammaire. Ainsi il se défait de son invisibilité, sort de son existence potentielle typée par le chaos. C’est un peu une radiographie-mobile pour effets atmosphériques que Géraldine Trubert tient en son fusain. Avant elle il y avait l’invisible, après elle toujours l’invisible. Au centre, et donc à l’œuvre, un épanchement visible et visuel. Un dépassement de la matière par l’artiste même.