Drawn and Quartered

08/12/2021

Les œuvres de Paul Wallach sont ainsi faites qu’on observe l’emboitement qui fait leurs corps sans pour autant comprendre comment elles épousent le mur. Drawn and quartered date de 2016 et fut présentée à la dernière exposition monographique de l’artiste à la galerie Jeanne Bucher Jaeger. Cette œuvre en particulier a touché mon œil.

Drawn and quartered, Drawn comme dessiné ou tiré vers soi, quartered comme découpé ou coupé en quarts. Dans les œuvres de Paul Wallach un effet de balancier s’instaure dès le titre. Les choses s’avancent et se retirent à la fois, tiennent debout et aident à tenir en un même élan, un même placement.

Remonter l’œuvre

En pied de l’œuvre, un tasseau triangulaire. Une de ses faces vient à presque 90 degrés du mur. Une autre face, quasi à la verticale, s’éloigne vers le bas de celui-ci. Entre le mur et le tasseau, une légère tranche de bois tient de jonction, d’appui. Sur ce tasseau une vitre aux arrêtes enduites de peinture. Elle tient cette vitre, posée sur le tasseau, elle n’est pas centrée vis-à-vis de celui-ci, non, en la regardant de face, une plus grande surface d’elle-même se positionne sur la gauche du tasseau, à droite bien moins de centimètres ne surplombent le sol.  

Elle est rectangulaire, en portrait et son cerne instaure un cadre fluet qui se détache du mur, donnant aussi un petit bout d’une existence « autre » à une part de celui-ci. Ce que l’on voit à travers cette vitre, à hauteur de visage, ce sont trois pièces de bois, une grande et deux petites, qui furent surement parties d’un même tout, un tout découpé et ré-emboité ensuite en des pointes assemblées au cœur, et en d’autres pointes saillantes vers l’extérieur. Ainsi la peinture rouge de points et de lignes qui les occupent toutes les trois tirent des voies sans issus.  Ces lignes et ces points furent, dans un de leur passé, circuit de peinture brossée.  Leur assemblage actuel défait le rectangle de ce qui n’est plus une plaque de bois, défait l’emprise de la verticale et de l’horizontale.

Alors de face, nous migrons de biais pour chercher dans le profil de cette sculpture, l’assise au mur de cette seconde partie, cette partie de couleur à une vingtaine d’emcablures centimétrées du tasseau pré-cité. – vous suivez ?-

En haut donc, derrière l’assemblage coloré, deux morceaux de bois rectangulaires, tiennent ensemble avec un scotch-charnière. Ainsi, un U de bois retourné s’adosse au mur sur lequel s’adosse l’assemblage de peinture sur bois, sur lequel s’adosse la vitre. Chaque partie tient l’autre, en tenant grâce à elle, et rien ne bouge.

La découpe de chaque partie fait l’œuvre, la découpe de chacune serre l’œuvre ; la forme, le poids, la matière de chaque entité tient l’œuvre. Rien n’est de trop, tout est service à l’autre et présence à soi. Chaque entité s’exprime ainsi : « Je suis en tant que tel, tenant grâce à tous, et tous tiennent avec moi ».

Sympoièse

On pourrait appeler cela de l’harmonie, je préfère qualifier cette qualité que nous venons de décrire de sympoièse. La sympoièse car ce mot invite à une considération plus architecturale, coercitive que musicale. Point de centre, nul nœud, des lignes et des surfaces de forces, qui s’étalent en espace, couleur, chaleur aussi.

Isabelle Stengers dit au sujet de la sympoièse : «  Oui, la sympoièse qui signifie simplement faire avec, ou faire grâce aux autres, et au risque des autres. Les vivants sont tous actifs, ils font ; mais ce qu’ils font implique, présuppose ou crée des rapports les uns avec les autres. Et ensemble ils font des mondes[1]. »

Dans cette définition de la sympoièse, on pourrait remplacer « vivants » par « formes » au cœur du système de Paul Wallach. Elles aussi, les formes, ensemble font des mondes, elles aussi existent grâce et au risque des autres dans la sculpture Drawn and quartered. On pourrait dire qu’elles « font » elles aussi, par acte de placement, de force, de couleur, de format, d’épaisseur, de chaleur aussi. La plaque de verre implique les tasseaux, la peinture implique le verre, la cale implique le mur et tout ceci en verlan, en vice-versa.

Plus qu’une liaison, une entraide, plus qu’une jonction, une sympathie se tisse ici. Nul cor, nulle flute ne sont venus brasser mes oreilles devant Drawn and quartered mais j’ai ouïe le murmure d’un équilibre silencieux provenant d’une série d’avec à chaque pose de chose. Un avec,  qui soit tour à tour un sur, un sous, un à côté de comme une configuration réelle et visible de ce que peut être une pose «  au risque de » et «  grâce à ».

Configuration sculpturale en action

Cette configuration sculpturale que je qualifie de sympoiétique, serait-elle porteuse d’une agentivité sociale quelconque telle qu’en parle Alfred Gell et Philippe Descola ? Ces deux auteurs traitent les images – et notamment la figuration dont il est difficile de dire si l’œuvre Drawn and quartered participe à cette catégorie d’images, il faudra que nous y revenions- comme des indices plus que tels des symboles afin de voir en elles «  l’empreinte encore vivace d’une action ou d’une intention plutôt que comme un mot de langage[2] ». L’objectif ici est de mettre de côté l’éventuel rôle sémantique de l’image pour s’intéresser à son rôle social, c’est-à-dire actif.

Philippe Descola poursuit : «  l’image n’est plus alors un signe conventionnel dont la signification est compréhensible en vertu d’une grammaire interprétative préalablement maîtrisée, elle est devenue une partie de ce qu’elle représente, un prolongement visible dans l’espace et dans le temps du référent dont elle est comme une émanation[3]. » Ainsi, je me suis mise à rêver, à rêver que l’on puisse dire :

Drawn and quartered est devenue une partie de ce qu’elle représente, un prolongement visible dans l’espace et dans le temps de la sympoièse dont elle est comme une émanation.

Je me suis donc mise à rêver que cette œuvre puisse être l’agent de la sympoièse. Ainsi, conjecturalement, j’ai emprunté à Alfred Gell «  une analyse de l’art en termes d’ « action »[4]  et pose la question de comment « agit » Drawn and quartered ?

Un deuxième rêve : Philippe Descola pose comme hypothèse de départ de son nouvel opus Les formes du visible, l’idée que les discriminations ontologiques entre physicalités  et intériorités se retrouvent dans la figuration des éléments du monde. Alots encore une fois je conjecture : peut-on faire ce même chemin à rebrousse-poil… peut-on partir d’une œuvre, qui soit à la fois émanation et réprésentante de la sympoièse par exemple, et en déceler une nouvelle forme d’ontologie ? 

Si la découpe ontologique du monde telle que le formule Descola, trouve sens, figure, outillage imagé au cœur des formes figuratives étudiées, peut-on imaginer une ontologie non-existante à partir d’une sculpture de Paul Wallach ? Oui je rêve, oui je titube avec mes idées… il s’agit pour moi maintenant de les creuser.


[1] Isabelle Stengers, Résister au désastre : Dialogue avec Marin Schaffner, Wildproject Editions, 2019.

[2] Philippe Descola, Les formes du visible : une anthropologie de la figuration, Paris, France, Éditions du Seuil, 2021.

[3] Ibid., p. 25.

[4] Alfred Gell, L’art et ses agents : une théorie anthropologique, Dijon, France, les Presses du réel, 2009, trad. de Sophie Renaut,  Olivier Renaut, p. 8.