Apparitions – Détour par Berlin

22/06/2018

Mes cinq jours passés à Berlin se rapiècent en bribes d’atmosphères et de sensations.

Ils s’aménagent un coin, un tiroir de mémoire. Une éthique du laisser-place et du laisser-vivre travaille son périmètre, s’adjoint d’enceintes, continue de respirer à Berlin. Laissez-moi vous conter une demi-journée toute en photographie.

Il y eut d’abord le livret dépliant de Damien Daufresne sur un coin d’étagère d’un restaurant. Je déplie. Ses sujets sont des apparitions, des flashs fugaces. L’espace-temps de ses photographies est entier, resserré sans hors champ. La chaleur d’un noir découvre son sujet développé. Une tendresse, une attention minutieuse perdurent pour chaque animal photographié, avec pourtant des contrastes parfois blafards, des accidents assumés, une mise à distance. On est enfant devant un trou de serrure, devant une goutte d’eau renfermant un monde étrange. Des présences fulguantes se montrent d’elles-mêmes. Ma préférence va à cet hippopotame nageant. Il pourrait avoir la taille d’un insecte, pataugeant dans un liquide inconnu. Le vivant redessine sa vraisemblance à chaque image. Damien Daufresne a retiré au spectateur l’assurance du savoir afin de lui indiquer l’embouchure, l’infime craquelure de la magie.

Damien Daufresne

Puis nous nous rendons à Fotofabrik, à la rencontre de l’œuvre d’Ulrike Schmitz. Dans des scènes d’intérieur ou d’extérieur printanier parfois neigeux, aux cadrages très travaillés, les séquelles d’une histoire politique laissent leur souffle. Lénine, de dos, de bronze, par dessus un arbre s’en va comme un géant. D’autres vues, aux indices moins directs, nous laissent creuser, errer dans leur cadrage, comme on visite chaque pièce d’une maison pour en sonder l’atmosphère. On y recense les fantômes, les absents sortis simplement au marché. C’est une visite sensible et lente, où l’on passe puis on repasse, perdant trace du temps et de nos propres obligations. On s’enveloppe d’un théâtre réel, on s’apprête à y prendre place. Chaque tirage, bordé de ses lignes noires (cadre) se place à quelques millimètres d’un autre. Serrés, et ainsi posés ensemble, les tirages ressemblent aux portes ouvertes des appartements d’un immeuble. Les réalités se juxtaposent et chacune alimente avec sa personnalité, un rébus visuel, une série photographique toute entière.

Ulrike Schmitz

Plus tard, à la galerie Pavlov’s Dog, Alexander Gehring nous convie dans la partie noire et liquide de la création photographique. Cette partie où les bains, la chimie et l’obscurité s’allient en un gouffre et y détaillent ensemble la lumière. The Alchemy of Color, titre de cette exposition, est opportun. J’ai avancé puis reculé maintes fois devant ses tirages, pour m’assurer que j’avais bien discerné chaque teinte. Car un noir, finalement se fait bleu, une feuille de fougère a une présence tout autre lorsqu’elle m’appelle de loin et lorsque, de près, elle caresse mon œil, derrière sa vitre, depuis son univers d’aquarium. La consistance des teintes qui englobent les sujets d’Alexander Gehring est rare, pousse la densité jusqu’à l’étouffement. Un rouge acide présente une épaisseur non naturelle compacte presque collante. Une main, un signe, s’y détourent en creux. Alexander Gehring nous montre les prouesses de son labo photo, sa marmite.

Alexander Gehring, Messages from the Darkroom Suggestion

Pour finir la soirée, nous nous rendons au vernissage de l’espace me Collectors Room de Berlin. Je suis apparemment entourée de la fine fleur berlinoise et sur les murs comme sur le carton d’invitation, EVA & ADELE côtoient Johathan Messe et Gerhard Richter pour une exposition dénommée : It smells like… flowers and flagrances. Et dans cet antre de gens, de verres, d’installations et de toiles disparates, la large photographie de Luzia Simons tient comme un phare en pleine tempête, des sacs à dos volumineux manquant de la rayer. Elle est l’œuvre qui danse avec nos yeux comme avec l’histoire. Celle qui se tient telle une évidence. Les fleurs y sont paroles, attitudes, actes arrêtés. Leur puissance évocatrice est sans appel. Une dizaine de tulipes flambe, pleure, gémit, se couve d’un éclat de rire, d’un mouvement de foule, d’une discussion secrète. Les pétales se font verbes, les courbes des tiges racontent un tas d’humeurs. Le noir englobant recèle les mêmes fonctions que les fonds d’or médiévaux, il figure l’intemporel, oserais-je l’éternel. Et bien sûr il convoque également la Hollande du XVIIe tout en lui offrant un coup de fouet amplificateur. Le cœur d’une tulipe est aussi grand, voir plus que mon visage, l’invitation est simple et d’une grande clarté. Je suis au théâtre, au cœur de comédies et de tragédies végétales. Je les écoute chanter.

Luzia Simons

Au fil de cette demi-journée, du livret plié comme une exposition de poche dans un restaurant, à la galerie mobilisée, offrant tous ses murs pour faire connaître un jeune photographe en une exposition monographique, à l’exposition au propos décousu servie d’une lignée de grands noms, nous sommes rentrées sous la pluie du tout premier orage de l’année. Merci Berlin.