A sa grande-tante Esfira et sa famille, massacrée avec tant d’autres le 19 septembre 1941, l’artiste offre un film-hommage à la mémoire des victimes de Babi Yar par le 201e bataillon Schutzmannschaft.
« D’un éclat de météorite, on peut extraire quelques menus secrets concernant l’état originel de l’univers » écrit Sylvie Germain (Magnus, 2005). Que faire, qu’extraire alors d’un parc, d’un croisement de rues ? Macha Ovtchinnikova nous emmène à Kiev, loin du centre, regarder les feuilles, les troncs d’un parc, ses petites allées et sa circulation automobile non loin. La caméra glisse au-dessus d’un parterre en creux. Un récit familial s’élabore sans son, il ne porte presque pas de voix.
Un « je », écrit en sous-titre, exprime son propre passé. De ce passé un autre est conté, puis les contours de la vie d’un tiers, un autre autre. 2020, les années 1990s, une date précise en 1941, 1961, enfin 1980. Une descente géologique des temps se créé par les mots non-dits. Le récit cède puis ricoche en une progressive remontée vers la synchronie: cette surface d’aujourd’hui bavarde de corbeaux, de feuilles, d’ombres, de bruits quotidiens.
La mémoire est comme un cadavre à qui l’on pratique un bouche à bouche, pour y déceler quelques soubresauts. La mémoire vive, la mémoire vivante, cela n’existe pas. Il n’y a pas d’indices. L’image lutte. Le sol couvre. L’histoire peine. C’est un sol apriori tranquille qui s’est refermé sur ses propres stigmates. Il nous faut échafauder, sonder d’une caméra les petits bouts de monde qui font part d’une fin de non-recevoir aux récits enfouis, aux souvenirs. A défaut de terre, à défaut d’image parlante, la mémoire se construit à tâtons : il y a sous le lisse des blessures, sous l’anodin l’horreur. Remonter à fleur de sol des vies d’un temps révolu, des vies couvertes de pleurs, de corps, des torrents, de boue, et dorénavant de feuilles et d’oiseaux sautillants. Sans les voir, en leur accordant des mots, en s’estomaquant de l’impuissance des yeux, la caméra balaie doucement le présent.
En Les stigmates de la terre, une fabrique de l’image crée l’ « unease », un retournement des sols et des viscères. Macha Ovtchinnikova y donne voix au fil qui, d’aujourd’hui à « ce qui s’est passé », revient à aujourd’hui. Ce fil, c’est « l’immémorial », nôtre à construire avec détails et ténacité. Macha Ovtchinnikova filme nos jours, ces ventriloques d’hiers sombres et sans repos. Aux mausolées des coins de rues, les chairs d’aujourd’hui réinventent les croix, les marques au sol, pour que les hommages poursuivent leurs sillons.
texte commandité par AICA France et 50 degrés nord, lien de parution : https://issuu.com/50degresnord/docs/wts11